Publié le 12 mai 2020
Aux urgences de Lariboisière, nous connaissons « JP » depuis des années. Après plusieurs fractures dans sa vie, il a quitté ses terres natales du Nord pour s’arrêter dans une gare comme beaucoup de ses compagnons d’infortune à travers le monde. La gare est le lieu parfait pour devenir invisible dans la liquidité ambiante dénoncée par Zygmunt Bauman et descendre silencieusement dans les bas-fonds. Cela fait plus de quarante ans qu’il a élu domicile sur le parvis de la Gare de l’Est, car non rassuré par la Gare du Nord.
Pendant de trop nombreuses années, « JP » a fait partie du long cortège de ces ombres déposées ou même « bennées » aux urgences. Nous ne connaissions pas son prénom ni même son nom. Nous les oublions d’ailleurs d’un jour sur l’autre. Nous sommes peu enclins à supporter leur puanteur, leur haleine et leurs cris avinés, l’irrespect d’eux-mêmes et des autres. D’ailleurs, ils finissent par fuguer rapidement les premières vapeurs d’alcool à peine dissipées. Alors à quoi bon…
Puis, un jour deux jeunes salariés du projet Maquéro, porté par l’association diocésaine « Aux Captifs la libération », accompagnent « JP ». Ils nous présentent « JP » avec son prénom et son nom, sa situation Gare de l’Est, la raison profonde et justifiée de sa venue habituellement masquée par l’alcool. Rapidement « JP » a pris corps à nos yeux. Nous prenions enfin conscience que cette « piche » était habitée. Et nous ne l’avons plus regardé de la même manière mais à hauteur d’homme. « JP » petit à petit est devenu la figure de proue emblématique de cette cohorte d’éclopés prenant progressivement à nos yeux figure humaine.
« JP » n’a pas bougé pour autant. Il est resté le même avec ses coups de gueule, ses plaies suintantes et tout ce qui va avec… Mais il avait une histoire. Et cela change tout… Cela vous fait un homme… Les jeunes de Maquéro ont terminé d’écrire son histoire, de lui reconstituer un dossier administratif et trouver une maison de retraite. Quel travail ! Quelles batailles… Puis « JP » est revenu. Il avait besoin d’air, de la chaleur mais aussi de la violence de ses copains, du regard parfois prévenant des voisins du quartier. A la Gare de l’Est, il est reconnu…
Dans les premiers jours de Mars, il est raccompagné aux urgences. Il n’est pas bien, fatigué, triste, fébrile, douloureux et incapable de marcher. Comme d’habitude sur un mouvement d’humeur, il fugue. Il n’ira pas loin, le confinement vient d’être déclaré. Les rues sont vides, les copains ont disparu, les voisins sont absents, confinés… La pègre prend possession de la rue et « JP » prend peur… « JP » revient se mettre à l’abri. Forts de notre connaissance de « JP », de ses incartades et ses fugues nous l’avons gardé à l’accueil des urgences. Il retrouvait le seuil de« sa Gare de l’Est », les allers et venues, le bruit et le ciel grand ouvert… Il était de nouveau chez lui. Il a pu partager les repas qui nous étaient offerts par la solidarité ambiante. Nous avons pu le laver, le soigner, lui donner des « mots croisés » et autres « mots mêlés ». « JP » est devenu chaque jour un peu plus notre mascotte. Il symbolisait le soin porté à l’autre, à un moment où nous ne recevions que des patients « Covid » avec lesquels nos relations se limitaient aux seuls traitements distanciés. « JP » nous rappelait tous les SDF qui étaient sortis de notre radar… « JP » nous rappelait cette autre dimension simple et humaine du soin.
Puis suffisamment acclimaté au service, il a accepté d’être admis dans notre Unité d’Hospitalisation et d’y rester se faire soigner plus de trois semaines, un succès. Nous l’avons aussi confié aux kinés de l’hôpital. Nous avions pu terminer de lui trouver une solution d’hébergement plus pérenne. « JP » a rejoint cette nouvelle tranche de vie le 11mai, comme si le hasard nous faisait un clin d’œil !… « JP » reviendra et nous recommencerons… Quand « la rue » vient nous dire notre libre et humaine responsabilité…
Dr. Bertrand Galichon