Loïc Étienne (France), FEAMC Congress, Porto, Octobre 2016
Primacy to the words of the patient: Narrative medicine and artificial intelligence /La primauté de la parole du malade: médecine narrative et intelligence artificielle / O primado da palavra do doente: a medicina narrativa e a inteligência artificial
Summary /Résumé/ Resumo
Entre le peu de temps laissé par les médecins aux patients pour exprimer leur plainte, et l’invasion de l’Intelligence Artificielle au sein de la relation médecin-‐ patient, il semble qu’on aille vers toujours plus de déshumanisation. Cette relation suit un schéma relativement immuable qui aboutit toujours à une négociation (diagnostic, prescriptions), dont le succès repose sur la confiance mutuelle. Sans un fort lien psychologique, et l’impression que le patient aura d’avoir été écouté, cette confiance est fortement amoindrie, d’où une moins bonne observance et un affaiblissement de la probabilité de guérison. L’irruption d’internet bouleverse encore plus cette relation grâce au «diagnostic clef en mains», pêché par le patient sur les sites santé. L’adjonction d’une couche d’Intelligence Artificielle pour le recueil de la plainte semble a priori aggraver cette dégradation. En fait, les progrès en Médecine 3.0 (Relation Homme-‐machine), vont permettre de recueillir le discours du patient de façon libre et sans limitation. Grâce à la reconnaissance sémantique (speach to text), à l’injection dans le moteur d’IA, et à un interrogatoire normé (questions fermées), la plainte sans entraves sera totalement digitalisée et permettra d’aboutir par le seul exposé de la plainte à des hypothèses diagnostiques que les examens confirmeront ou non. Le rôle du professionnel de santé deviendra alors moins l’obsession de la recherche du diagnostic, que la maïeutique sur le discours du patient, et de ce fait le renforcement du lien psychologique au sein d’une relation épanouie.
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23 secondes! C’est exactement le temps moyen pendant lequel le médecin laisse parler son patient avant de l’interrompre pour lui poser des questions. L’exposé de la plainte est la grande oubliée de la relation médecin-patient.
L’Intelligence Artificielle (IA), ça reste une machine, malgré tous les efforts faits pour l’humaniser. Et la façon dont elle se présente enfonce le clou : pas de place pour la parole du patient, de simples cases à cocher, des propositions fermées, manipulées par un professionnel de santé froid et distant.
Il semble donc bien que la dégradation actuelle de la parole au cours de la relation médecin patient et l’IA aillent vers toujours plus de déshumanisation.
Mon propos ici, est de montrer qu’aussi bien dans les principes que dans les faits, l’IA peut aider à restaurer cette primauté essentielle de la parole, en favorisant le dialogue médecin-patient et l’expression de la plainte.
La relation médecin-patient
Le schéma est relativement immuable: le patient consulte pour une plainte dont il a parfois du mal à cerner les contours, parsemée de non-dits (peurs diverses, symptômes ou circonstances gênantes, etc. ). Face à ce patient qui « tourne autour du pot » ou qui a du mal à hiérarchiser les faits, ou face à celui qui va droit au but avec une crainte bien précise, le médecin a tendance à couper court. Pourtant, c’est souvent durant ce premier exposé, que le patient dans son apparente confusion ou ses digressions, recèle des informations et des secrets que le médecin ne connaitra pas puisqu’il ne laisse que 23 secondes à l’exposé de la plainte !
Pourtant c’est au cours de l’exposé de la plainte que se cache la vérité: les errements, les non-dits, les lapsus, les bouts de vie lâchés sans nécessité apparente, mais qui contiennent souvent l’essence même de la problématique. Le patient lâche tout ce qu’il a ruminé dans la salle d’attente, il le jette en vrac le plus souvent, avec l’angoisse à la clef, comme on rend sa copie, tant il voit dans l’œil du médecin, l’urgence qu’il y a à vider son sac!
Depuis internet, tout a changé, le patient arrive avec son «diagnostic clef en mains», pêché sur les sites santé. SA plainte est devenue CE qu’il doit exprimer en 23 secondes. Le patient est maintenant face au médecin, doublement porteur de sa plainte et du message de la société. On est dans de la médecine 2.0: d’un côté le couple médecin -patient, et de l’autre le couple patient-société. Avec le patient un peu écartelé entre les deux.
Pour le médecin, le front est triple: face à lui, le patient, la société, et le combat qu’il va devoir mener face à lui-même, la science et la raison afin de fournir le diagnostic et DONC le traitement. C’est pour ça qu’il coupe la parole, car il doit en un temps très court poser ce fameux diagnostic. La suite est alors très normée : le médecin pose les questions, examine le patient, il émet des hypothèses qu’il confirme ou non par des examens, et propose un traitement qu’il doit « vendre » au patient. Tout cela porte un nom: la négociation. Et c’est à ce moment que le médecin sent s’il a ou non gagné la partie. C’est-à-dire si le patient accepte l’ensemble de son discours. Ou pas.
Ce que savent tous les praticiens, c’est que le gain de la partie est moins lié à l’argumentaire, qu’à la confiance. Or celle-ci se joue le plus souvent dans les 23 premières secondes ! Nous jouons notre crédibilité de médecin dans un temps très bref que nous raccourcissons volontairement pour gagner du temps. Un peu comme le condamné qui mettrait encore plus vite sa tête sous l’échafaud! J’exagère. Evidemment.
L’intelligence artificielle
Notre connaissance est limitée et le corps humain insondable. A l’inverse, une voiture est un univers fini dont nous savons tout. On ne répare donc pas une panne de voiture comme on soigne un être humain. L’IA doit proposer des solutions à propos d’un monde dont elle ne connait pas les limites. Comme un architecte qui devrait imaginer la construction d’une ville sur une planète quasi inconnue! Mission quasi impossible.
Et pourtant c’est possible. Nous sommes tous, dans la vie courante en mesure de prendre des décisions, parfois vitales, sans posséder la totalité des éléments décisifs. Face à une situation quelconque, surtout dangereuse, on met en route un raisonnement probabiliste fondé sur notre expérience personnelle, les règles en cours, et une estimation en temps réel de ce qu’on comprend de la situation. Et nous faisons cela des centaines de fois par jour.
Face à un patient dont on ne sait pas tout, qui ne dit pas tout, voire qui ne dit pas toute la vérité, et dans un contexte de connaissance limité par notre propre savoir et celui de la science, nous sommes, médecins, obligés de raisonner de façon probabiliste. Et nous faisons cela à chaque fois et pour chaque patient. Même quand nous pensons tout savoir de lui.
L’intelligence artificielle en médecine suit les mêmes principes : le système dispose de la plainte initiale, de quelques données contextuelles, et il doit grâce à un ensemble limité de questions, par vagues successives, aboutir à un diagnostic. Ou pas ! Et c’est là le véritable défi de l’IA : comment peut-on prendre une décision, alors même qu’il n’a aucune certitude diagnostique ? Ca s’appelle de la « logique floue ». Ce sont les mêmes principes qu’applique un enfant quand, à force d’expérience, positives et négatives, il comprend le monde qui l’entoure. Nous sommes donc aux prémices de l’IA, mais nous avançons vite grâce à la puissance de calcul des machines et la subtilité croissante des algorithmes qui viennent puiser dans des bases de données de plus en plus fournies et pertinentes à force que le temps passe.
Versus patient; le tableau est moins idyllique: des cases à cocher, des questions parfois pas forcément compréhensibles, et puis surtout la variabilité vertigineuse des mots et de leur sens. Malaise veut-il dire « quasi perte de connaissance» ou simple impression de ne» pas se sentir à son aise ». Vertige des mots, des concepts, des cultures, des langues !
L’IA semble donc bien éloignée de la problématique de la relation médecin-patient.
La médecine 3.0
Notre société Medical Intelligence Service a donc depuis 28 ans décidé de s’intéresser d’abord et avant tout à la parole du patient. Nous avons recueilli des centaines de milliers de mots et expressions que nous avons rattachés à des plaintes possibles. De là est née une ontologie médicale, avec d’un côté des symptômes au sens médical, et de l’autre des diagnostics. Notre système MEDVIR qui se met en place à l’hôpital Lariboisière à Paris, va enregistrer la parole au patient (ce qu’on appelle la médecine narrative) en le laissant parler au maximum. Un système de «speach-to-text» fourni par IBM notre partenaire, va recueillir les mots utiles, et précocher les cases de MEDVIR. Il ne restera plus à l’Infirmière d’Accueil et d’Orientation, qu’à poser les questions complémentaires fournis par le système. Et c’est là que se jouera son rôle humain essentiel : comprendre l’essence même de la plainte. MEDVIR fournira les hypothèses diagnopstiques, et les urgences de Lariboisière fournira en retour le diagnostic final qu’il retournera à MEDVIR permettant à ce dernier d’être auto-apprenant.
Le patient aura pu s’exprimer, le professionnel de santé jouer son rôle, et la machine MEDVIR, donner un avis de plus en plus pertinent car elle aura appris du retour hospitalier.
Les expérimentations menées aux Urgences de Casablanca depuis 3 mois sembler montrer qu’une infirmière aidée par MEDVIR gagne du temps et est surtout plus pertinente en termes de diagnostic et de décision que le médecin sénior avec son seul cerveau.
Mais le bénéfice est surtout ailleurs: le patient a pu exprimer sa plainte jusqu’au bout. En plus de 23 secondes!