HOMELIE DE Mgr BRUNO-MARIE DUFFE
Secrétaire du Dicastère pour le Service du Développement Humain Intégral (Vatican)
FETE DE SAINTE MARIE MADELEINE
A LA BASILIQUE DE VEZELAY
JEUDI 22 JUILLET 2021
Chers frères et sœurs,
La figure à la fois attachante et fragile de Marie-Madeleine, trouve, dans notre mémoire ecclésiale et communautaire, une place singulière, depuis le matin de la Pâque de Jésus, notre Seigneur, jusqu’à ce jour où nous la nommons et célébrons, dans une prière de reconnaissance et d’espérance.
Marie-Madeleine, femme, amie et apôtre du Christ mort et ressuscité, nous touche en effet, dans les trois dimensions constitutives de notre condition humaine et croyante : notre identité d’homme ou de femme, notre affect et notre foi. Les trois dimensions de notre être, à la fois fragile et assoiffé d’absolu.
En cette triade qui la définit et qui nous définit : singularité, sensibilité et spiritualité, Marie-Madeleine parle à notre conscience moderne, en quête d’unité de ce que nous sommes et de ce que nous devenons, dans l’échange relationnel comme dans l’expérience mystérieuse de la foi … Cette expérience qui nous prend tout entiers : cœur, raison et conviction.
C’est l’Evangile selon St Jean, et précisément le chapitre 20 de cet Evangile, qui fait mémoire de l’expérience de la résurrection du Seigneur, telle qu’elle est donnée à vivre à la Communauté des Apôtres… que nous rencontrons Marie-Madeleine, Apôtre.
On remarquera que St Jean évoque l’expérience pascale qu’elle va vivre, au matin de la Résurrection, en reliant, de manière forte, cette rencontre bouleversante qu’elle fait avec le Ressuscité et l’expérience des Apôtres Pierre et Paul, venus, eux aussi, se recueillir auprès de Celui qu’ils croient endormi dans la mort.
La dimension somatique est centrale dans cet Evangile. On y voit les deux disciples qui courent vers le tombeau. Marie-Madeleine, quant à elle, cherche le corps de Celui qu’elle aime et ne le trouve pas. Les longes qui ont enveloppé le corps de Jésus sont déposés à terre. Le corps de Jésus n’est plus là.
Et Marie-Madeleine pleure. Ses larmes signifient l’expérience de l’absence. Il faudrait dire l’absence présente qui précède une nouvelle présence, en plénitude. Ainsi que l’exprimera la philosophe Simone Veil : « Celui que nous aimons est absent. Cette absence nous conduit à le rencontrer autrement. » (Cf. « La pesanteur et la grâce »).
Jésus se tient là et il prononce le nom de cette femme qui a fait route avec lui : « Marie ! » Et elle le reconnaît.
Jésus lui demande clairement de ne pas le re-tenir mais de partir l’annoncer aux disciples. Et, ses larmes à peine séchées, à la vue de son seigneur, Marie-Madeleine part rejoindre la Communauté des Apôtres pour annoncer la résurrection de son Seigneur. Ainsi devient-elle « Apôtre des Apôtres », selon l’expression désormais consacrée par notre Saint Père, le Pape François, qui l’inscrit, par ces mots, dans la transmission apostolique, à la place de celle qui reconnaît le Ressuscité, au moment où le Christ prononce son nom : « Marie ! ».
Il fallait cette double reconnaissance – qui passe par la nomination, dont on sait la puissance évocatrice dans la tradition biblique – pour passer du deuil de l’être aimé à la nouvelle rencontre, déjà annoncé dans le Cantique des Cantiques, où les regards et les corps s’ouvrent à la lumière de la foi et de la confiance recouvrée : « Va leur dire … »
La tristesse de Marie-Madeleine et son désarroi devant la mort de Jésus l’avaient conduit à prendre Jésus pour le jardinier : « Elle le prit pour le jardinier ». On pourrait dire : la reconnaissance du Ressuscité résiste à notre peine d’avoir perdu Celui que nous aimons… de ne plus pouvoir le toucher et lui offrir cette amitié qui est l’autre nom de notre humanité partagée. Saint Luc, dans son récit des « disciples d’Emmaüs » nous rapportera cette même incapacité à le reconnaître … jusqu’à l’instant eucharistique où leurs yeux s’ouvrirent.
« Elle le prit pour le jardinier » : il y a, dans cette méprise, un magnifique symbole :
- Le symbole du Jardin de la Création, lorsque le Père façonnait les êtres en contemplant son Fils (comme le disent les Pères des premiers siècles).
- Le symbole du Fils qui se tient là, dans la discrétion et l’infinie délicatesse de Celui qui prend soin de la Création nouvelle et réconciliée dans sa Pâque.
- Le symbole de l’Esprit qui « fait toute chose nouvelle » et qui fait fleurir la présence aimante et juste, plus forte que toute mort.
Ainsi ce jardinier est-il comme le messager qui annonce lui-même, dans sa présence et dans son attention, l’Alliance entre Père (« Notre Père »)et notre humanité… la mémoire de l’Amour donnée et fidèle : « Je suis avec vous, tous les jours, jusqu’à la fin des temps » (Cf. Finale de l’Evangile selon St Matthieu, 28, 20).
Evidemment, ce jardinier nous touche, chacune et chacun. Comme il touche Marie-Madeleine. Non plus d’un toucher physique mais de ce toucher qui console et qui relève, établissant la distance libératrice du Dieu qui aime infiniment ses enfants : « Tu leur diras : je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu. » (Jean 20, 17).
Le jardinier prend soin de cette terre intérieure qui aspire en nous à la confiance et à un avenir de reconnaissance. Celui qui était identifié, dans un premier temps, comme le jardinier, devient, dans la confession de foi, le Maître (« Rabbouni »). Ce Maître qui va précéder Marie-Madeleine, en lui ouvrant le mystérieux chemin qui conduit au Père, par la Communauté des frères.
Ainsi Marie-Madeleine va-t-elle pouvoir quitter Celui qu’elle a re-trouvé, afin de l’annoncer, c’est-à-dire de l’aimer pleinement en l’offrant à ses frères : « J’ai vu le Seigneur ».
Mes amis, dans notre recherche éperdue de la rencontre de Dieu et de son Christ, mort et ressuscité, nous nous sommes, plus d’une fois, attachés à une présence, à un visage, à un amour. Et plus d’une fois, nous avons pleuré, au bord d’un tombeau, au bord d’une histoire qui semblait vouée à la mort.
Dans ce jardin qu’est notre Création et notre humanité – une Création où nous attend le Maître-Sauveur – nous avons cherché Celui auquel aspirait notre être tout entier. Et voici qu’une Parole nous réveille en venant prononcer notre nom. Le nom de notre baptême ! Alors, à cet instant, nos yeux, embués de larmes, s’ouvrent à la Présence.
Marie-Madeleine nous rejoint dans notre recherche de l’Autre. Cet autre toujours autre dont « le visage, comme le disait si bien le philosophe Emmanuel Lévinas, nous révèle à la fois le caractère fragile et unique de l’être ». Cet Autre qui demeure toujours l’Autre mais qui se fait « le proche », afin de nous faire passer, avec lui, du deuil à une nouvelle espérance. Elle leur dit : »Il est vraiment ressuscité ».
Ecoutons la voix confiante de Celui qui prononce en cet instant notre nom… Ce jardinier de nos existences intimes qui attend, chaque matin, au bord de nos tombeaux, que nous redécouvrions le goût de la vie éternelle et la joie de l’Evangile. Car Il est Celui qui, chaque matin, nous invite à la lumière de la reconnaissance.
Aujourd’hui, avec Marie-Madeleine, nous renaissons à l’espérance et à la mission, en devenant messagers pour notre communauté humaine, inquiète et en deuil d’un Amour perdu.
« Va trouver mes frères et dis leur : je monte vers mon Dieu et votre Dieu »
C’est dans ce même Evangile de Jean que Thomas dira à Jésus : « seigneur, nous ne savons pas où tu vas, comment pourrions-nous connaître le chemin ? » Et Jésus lui dit « Thomas, moi je suis le chemin et la vérité et la vie ; nul ne vient au Père sans passer par moi. » (Jean 14).
Ainsi s’accomplit pleinement la Pâque (je pense ici à certaines icônes de la Tradition orthodoxe où l’on voit le Christ qui se relève de son tombeau et qui tend la main à tous les morts pour les relever avec lui. Car il assume pleinement notre humanité en nous ouvrant à la plénitude de sa divinité.
Amen, Alleluia !